Histoire de l'énergie

Très courte histoire des infrastructures énergétiques bruxelloises

Article publié dans "Bruxelles en mouvements" (décembre 2021)

Les énergies fossiles ont profondément façonné les villes, et Bruxelles parmi les premières, il y a deux siècles. Les nouvelles infrastructures investissent généralement d’abord l’espace public, là où les gouvernements ont une emprise simple et où les innovations peuvent faire leur démonstration à la population. La généralisation de la distribution de gaz et ensuite d’électricité a permis de démultiplier, partout ailleurs, les points où une « machine » peut être branchée.

Bruxelles façonnée par les énergies fossiles

Longtemps l’approvisionnement des villes en énergie a principalement consisté en aliments, bois, chevaux et autres éléments directement issus du vivant. Les moulins à eau (et à vent plus tard) se trouvaient pour l’essentiel à la campagne. Les réseaux d’approvisionnement ont commencé à se modifier considérablement avec les arrivées successives du charbon, du gaz, de l’électricité et du pétrole.

D’un point de vue métabolique, les villes peuvent être vues comme des organes qui consomment des flux d’énergie et de matières venus d’ailleurs pour gagner en puissance politique et économique, en activités spécialisées. Les villes concentrent autant la consommation d’énergie que les multiples activités politiques, économiques et administratives qui s’y déroulent. L’arrivée des énergies fossiles a permis le développement croissant de fonctions urbaines, toujours plus variées et plus denses en consommation d’énergie, et qui aujourd’hui sont particulièrement enchevêtrées. Bien entendu ce métabolisme particulièrement gourmand a pour conséquence que les flux sortants sont aujourd’hui très polluants : CO2, particules fines, NOx, plastics, matières organiques, déchets en tout genre… L’énergie arrive en ville sous forme primaire (fossiles) ou secondaire (électricité), mais aussi sous forme de produits (énergie utilisée pour leur fabrication, parfois appelée « énergie grise »).

La ville se prête particulièrement bien au déploiement de nouveaux vecteurs énergétiques si ceux-ci sont suffisamment fluides pour passer spontanément dans des espaces assez réduits, comme les câbles et les tuyaux, d’où l’intérêt immédiat pour le gaz et ensuite pour l’électricité quand l’innovation apparaît.

Une usine à gaz (obtenu par distillation de la houille) est construite dès 1819 pour alimenter l’éclairage public de Bruxelles. Elle est accompagnée de son gazomètre (réservoir pour stocker le gaz). « La Société Meeus […] s’offrit le 24 septembre 1818 à acheter les bâtiments de la chapelle Saint Roch pour y établir ses gazomètres. C’est en cet endroit déshérité de la capitale, entre la rue Saint Roch et le Vieux Marché aux Bêtes (l’actuelle rue Saint Jean Népomucène), le long du Passage du Souvenir (en bordure de la Senne) que s’installa la première usine à gaz de Bruxelles. »[1] Assez vite des particuliers s’abonnent à ce système commode pour s’éclairer. En 1875, la ville de Bruxelles reprend l’éclairage public pour l’exploiter en régie.

L’introduction de l’éclairage au gaz a étendu considérablement les activités humaines : il permettait aux ouvriers de se rendre en toute sécurité dans les usines et d'en revenir à toute heure ; il prolongeait les heures de loisir (créant la possibilité d'une vie nocturne urbaine) ; il permettait aux yeux de l'État et de la loi de scruter les coins et recoins les plus sombres de la ville. En outre, il est devenu un spectacle en soi, les nouveaux espaces de rue illuminés devenant un aimant pour les promeneurs, qui s'émerveillaient de l'intensité de la lumière.

Mais c’est surtout la fée électricité qui a démocratisé la lumière artificielle. Bruxelles est touchée par la vague d’électrification en 1880. Les places et les boulevards sont éclairés par de la « lumière électrique ». L’électricité est un sous-produit de l’énergie fossile puisqu’à l’époque, c’est principalement le charbon qui en est la source. Les centrales électriques sont d’abord de petite taille et destinées à des activités spécifiques – le tramway apparaît en 1892 à Bruxelles. L’électricité est tout d’abord un produit de luxe, comme en témoigne l’intérêt de Léopold II envers l’électricité dès 1887 et qui se concrétise en 1891 par l’éclairage « féérique » des serres royales à Laeken. Dans certaines villes, plus grandes que Bruxelles, l’électricité va jouer un rôle central dans les déplacements horizontaux (métro) et verticaux (ascenseurs), ajoutant ainsi de nouvelles dimensions aux villes.

Au début du XXe siècle, les compagnies d’électricité et de gaz se multiplient en Belgique, les réseaux locaux débutent leurs interconnexions. L’électricité pénètre les villes et les villages, mais le réseau est sous-utilisé selon les compagnies qui le déploient. A quoi bon déployer cette importante infrastructure si elle n’est utilisée que quelques heures le soir (pour s’éclairer) ? De multiples appareils vont progressivement s’introduire dans les entreprises et dans les ménages, appareils qui sont utiles à diverses heures du jour et de la nuit (radio, fer à repasser, frigo, lave-linge…). L’électricité n’est-elle pas le moyen propre d’avoir à domicile une série de nouveaux services ? Voici ce que dit en 1937 « Mes recettes de cuisine électrique », guide pratique à destination des ménagères qui désirent s’équiper de moyens de cuisson électriques : « C’est au nom de la Qualité, de l’Hygiène et de l’Économie que vous vous devez de cuisiner électriquement ; non seulement rien n’existe qui puisse mieux faire, mais rien n’existe qui puisse faire aussi bien et cela avec, pour vous, Madame, le minimum d’effort. »[2] Le « confort moderne » s’est souvent introduit dans les familles en s’adressant aux ménagères, et s’il a bien libéré les femmes de tâches pénibles, il a multiplié les appareils et a augmenté la consommation d’électricité.

Le charbon a été très longtemps la première source d’énergie utilisée à Bruxelles, que ce soit pour produire de l’électricité ou pour se chauffer. En 1961, 90% des ménages belges se chauffaient encore au charbon (contre 15% vingt ans plus tard). Bien qu’il soit probable que ces proportions soient moindres à Bruxelles, le charbon a laissé de nombreuses traces dans la structure des maisons (caves, poêles, cheminées…). Les maisons dites « bruxelloises », caractéristiques de la première couronne, sont les maisons de la révolution industrielle, miroir d’une certaine opulence (à laquelle la colonisation a évidemment contribuée) et hautes de plafond afin de pouvoir respirer dans des espaces chauffés au charbon. Les promeneurs des années 80 se souviendront d’ailleurs des façades noircies par les fumées carbonées, ravalées depuis. L’avènement du pétrole et de l’automobile ont aussi considérablement façonné la ville, en développant considérablement la mobilité individuelle, notamment au travers d’autoroutes urbaines, leurs viaducs et leurs tunnels. Mais ceci est une autre histoire…

Le pouvoir des infrastructures énergétiques

Depuis que les villes existent, elles sont alimentées par un flux d’énergie qui vient de l’extérieur (alimentation des humains et des chevaux, bois…) car l’espace urbain ne permet généralement pas de produire l’énergie nécessaire sur place. Mais comme on l’a vu, l’arrivée des carburants fossiles a chamboulé la conception même des villes : sous perfusion croissante d’énergie, elles ont pu grandir et s’étendre. Centres de pouvoir politique et économique, elles se sont toujours assurées d’avoir une emprise sur leurs réseaux d’approvisionnement, extérieurs et intérieurs.

Au début du XXe siècle, en Belgique, les entreprises d’électricité et de gaz sont principalement privées et elles opèrent sous concession des communes, qui leur louent en quelque sorte des parties de leurs territoires. Mais certaines communes, dont Bruxelles, ont des régies publiques pour administrer ces nouveaux réseaux. La loi de 1922 sur les intercommunales autorise les communes à se rassembler pour s’occuper des nouvelles infrastructures qui se montrent si stratégiques. A l’échéance des contrats de concession, les communes vont prendre en main la gestion de l’électricité et du gaz, dans des intercommunales pures (sans partenaire privé) ou mixtes (avec partenaire privé). Les intercommunales mixtes vont progressivement fusionner pour aboutir à Electrabel en 1990 (donc détenu par des holdings et des communes). Les plus anciens se souviennent des noms d’Intercom, Ebes, Unerg, Interbrabant et autres Electrobel.

Alors que certains pays européens ont nationalisé leur système électrique à partir de 1945, les communes ont en Belgique tenu à organiser le réseau en partenariat avec des entreprises privées : les communes apportent l’usage de leurs voiries et les entreprises privées apportent leurs installations de distribution et leur savoir-faire. Est-ce étonnant quand on connaît le pouvoir important des communes dans la vie politique belge ? Toutefois, face aux velléités de la FGTB de nationaliser le secteur électrique, un compromis est trouvé en 1955 sous forme du Comité de Contrôle de l’Électricité où siègent paritairement syndicats et représentants du patronat, et qui a pour fonction de planifier le développement du secteur.[3]

La libéralisation du secteur de l’énergie, suite aux directives européennes de 1996 et 2003, va mener à une unique intercommunale pour la Région, Sibelga. Electrabel sort de son capital en 2013, et les communes n’ont plus que des parts résiduelles dans les fournisseurs historiques. Ainsi sont séparés des métiers auparavant étroitement associés : production*, fourniture*, transport* et distribution* – toutes opérations qui doivent désormais rétribuer divers actionnaires. Et sont créées des institutions pour surveiller les agissements et la bonne coordination de ces nouveaux acteurs : les régulateurs*, dont les tâches ont été scindées selon les compétences fédérales (marché, grosses productions, transport…) et régionales (distribution et productions qui lui sont rattachées…), les médiateurs… Et tout ce monde se retrouve dans des associations homogènes au niveau européen. La protection des usagers relève à la fois du niveau fédéral et des régions. Inutile de dire que rares sont les personnes qui comprennent ce système !

Le rôle des communes

On l’oublie trop souvent, les communes sont les propriétaires des réseaux de distribution. A Bruxelles, elles ont mutualisé leur propriété des réseaux de distribution dans une intercommunale de droit public (Interfin) et ont confié la gestion des opérations du réseau à une société de droit privé (Sibelga) qui est tenue de leur verser des dividendes. En 2020, Sibelga a versé quelque 40 millions d’euros aux communes. Depuis la libéralisation, les communes considèrent que les réseaux sont des actifs financiers qui doivent à ce titre rapporter des bénéfices. Ainsi, en 2016, le gestionnaire du réseau de distribution flamand Eandis a voulu vendre 14% de ses parts au groupe chinois State Grid International Development Limited (SGID). Sans l’alerte donnée par des citoyens, des infrastructures vitales (« monopoles naturels ») seraient passées aux mains d’investisseurs qui n’ont pas d’intérêt particulier envers le territoire concerné.

On peut se demander pourquoi les réseaux de distribution de gaz et d’électricité ne sont pas payés par l’impôt, comme les routes par exemple, autre infrastructure essentielle. L’impôt des personnes physiques n’est-il pas plus juste que la facture puisque la contribution est alors proportionnelle au revenu ? Un contre-argument souvent avancé est que les sociétés (nombreuses à Bruxelles) payent peu d’impôt – alors qu’elles payent leurs factures d’électricité. Et les institutions européennes basées dans notre ville ne contribueraient pas du tout puisqu’elles ne versent aucune taxe. On élude plus facilement l’impôt ou une taxe qu’une facture d’énergie – qui si elle n’est pas honorée peut mener à une coupure du compteur.

En tous les cas, la propriété des réseaux de distribution place les communes dans une position intéressante pour accomplir les transformations nécessaires à nos systèmes énergétiques. Elles pourraient par exemple participer à un fournisseur public et citoyen (voir encadré). Le mouvement de remunicipalisation des infrastructures de distribution, observable notamment en Allemagne, pourrait également être une source d’inspiration. Les acteurs des systèmes énergétiques n’ont cessé d’évoluer, et on observe deux tendances opposées : concentration au niveau européen, décentralisation au niveau local. Le niveau local est certainement préférable pour que les usagers puissent s’approprier la question énergétique.

 

[1] C. Roman, « Cent cinquante d’éclairage qu gaz à Bruxelles », Cahiers Bruxellois XXI, 1976, p. 101.

[2] G. Dumont-Lespine, Mes recettes de cuisine électrique, Ed. Als-Thom, Paris, 1937, p. xi.

[3] Voir « Haute tension en péril. L’énergie électrique au XXème siècle », Des usines et des hommes N°4, 2013 (revue annuelle de l’asbl Patrimoine Industriel Wallonie-Bruxelles).